Auteurs et autorité
Gloria Origgi : Dans divers contextes où l'on vous a interrogé sur les opportunités et les risques que comporte l'avènement d'Internet, vous avez souvent évoqué le problème du filtrage de l'information.
Umberto Eco : C'est le problème fondamental du Web. Toute l'histoire de la culture a été celle d'une mise en place de filtres. La culture transmet la mémoire, mais pas toute la mémoire, elle filtre. Elle peut filtrer bien, elle peut filtrer mal, mais s'il y a bien quelque chose qui nous permet d'interagir socialement, c'est que nous avons tous eu, plus ou moins, les mêmes filtres. Après, le scientifique, le chercheur peuvent mettre en cause les filtres, mais ceci est une autre histoire. Avec le Web, tout un chacun est dans la situation de devoir filtrer seul une information tellement ingérable vu son ampleur que, si elle n'arrive pas filtrée, elle ne peut pas être assimilée. Elle est filtrée par hasard, par conséquent quel est le premier risque métaphysique de l'affaire ? Que l'on aille au-devant d'une civilisation dans laquelle chacun a son propre système de filtre, c'est-à-dire que chacun se fabrique sa propre encyclopédie. Aujourd'hui, une société avec cinq milliards d'encyclopédies concurrentes est une société qui ne communique plus. De plus, les filtres auxquels nous nous référons résultent de la confiance que nous avons mise dans la dite « communauté des savants » qui, à travers les siècles, débattant entre eux, a apporté la garantie que le filtrage a été, à tout le moins, plutôt raisonnable, tandis qu'on peut imaginer ce que pourrait donner le filtrage individuel fait par n'importe qui, par exemple par un garçon de quatorze ans. Nous pourrions nous trouver, de ce fait, face à une concurrence d'encyclopédies dont certaines seraient délirantes.
G. O. : Mais aujourd'hui nous avons des systèmes automatiques de filtrage qui sont propres à ce moyen particulier de communication, à savoir les moteurs de recherche...
U. E. : Ce n'est pas un système de filtrage. Des polémiques sont déjà en train de naître sur le fait que les moteurs de recherche « filtrent » seulement l'information payée. J'exclue la possibilité d'automatiser la fonction du filtre. L'unique solution est qu'il existe des autorités externes, ou même internes, au Web, qui fer 555g63f aient, pour ainsi dire, un monitorage constant de ce qui s'y trouve. Je vous donne un exemple. J'ai fait récemment une recherche sur le Saint-Graal : j'ai trouvé trente sites. Comme je suis assez informé sur le sujet, je n'ai pas eu de mal à voir qu'il y en avait un de caractère philologiquement correct, deux correctement encyclopédiques et que tous les autres étaient le fait de fous occultistes délirants. Je suis pour ainsi dire un expert sur le sujet : mais le pauvre malheureux qui aborde pour la première fois le thème du Graal, comment fait-il pour filtrer ? Il peut tomber à la merci du premier charlatan venu qui a fait un site. Mais comment peuvent naître ces groupes de monitorage ? Comment peut-on « monitorer » tout le Web ? Même si je l'avais fait toute la journée du lundi, ce serait déjà différent le mardi. Il devrait exister des monitorages spécialisés : la Société internationale de philosophie, par exemple, fait un monitorage continu de tous les sites de philosophie, un peu comme le faisaient les barèmes de l'Office catholique du cinéma qui, en dehors de toute considération religieuse, indiquaient « Films interdits aux mineurs », « Films pour adultes », « Films pour tous ». Les parents catholiques faisaient confiance au prêtre, sinon ils ne savaient pas quel film contenait des scènes dangereuses pour leur enfant : ils avaient un filtre. Si je fais confiance à la Société internationale de philosophie et si elle me dit « Ce site sur Kant est une ineptie », alors je ne l'utilise pas. Mais j'ai déjà discuté maintes fois de la façon dont ces groupes de filtrage pouvaient exister et s'exprimer : s'ils s'expriment à l'intérieur du Web, comment fait le visiteur naïf pour savoir lequel est un site de monitorage, un site d'experts ? S'ils s'expriment à l'extérieur, mettons que ce soit dans le Bulletin X, ou le Mensuel Y, etc., ce matériel est imprimé et ne serait à la disposition que d'un pourcentage minimum de navigateurs. Tous ces problèmes ne sont pas encore résolus. Si j'avais la réponse, je deviendrais probablement milliardaire, mais je ne l'ai pas.
G. O. : Comment peut-on distinguer ce type de contrainte exercé par une autorité qui filtre de quelque chose qui se rapprocherait beaucoup d'une nouvelle forme de censure ?
U. E. : Une autorité qui filtre ne s'appelle pas « censeur » mais conseiller. Excusez-moi, mais si je vais voir mon conseiller économique et que je lui demande de me dire quelles actions acheter et lesquelles ne pas acheter, il n'agit pas en tant que censeur ; c'est un conseiller qui me dit qu'il est avantageux pour moi d'acheter ces actions plutôt que d'autres qui ont suscité tout un tas d'embrouilles. À ce compte, toute la culture serait censure : une institutrice qui enseigne que deux et deux ne font pas cinq censurerait l'enfant qui ne sait pas, alors que ce travail de filtrage fait partie de l'éducation. La censure consiste à empêcher la circulation d'une information, tandis que le filtre porte un jugement sur cette même information. C'est très différent : si je critique le livre d'histoire des classes primaires, je fais une critique active ; si je le fais confisquer par la police, là, je fais de la censure.
G. O. : Nous sommes ici dans le siège du nouveau programme de DEA en Édition que vous dirigez à Bologne. Un éditeur n'est-il pas aussi un goulot d'étranglement qui filtre l'information ?
U. E. : Un éditeur est un filtre et je fais confiance à Mondadori à qui il peut arriver de choisir un mauvais roman mais pas en dessous d'un certain standard parce qu'il a une histoire derrière lui ; et encore plus si l'éditeur est Olshcki qui publie seulement des livres de philologie scientifique. L'autre ennui avec l'Internet, c'est la généralisation du samizdat. En URSS, celui qui voulait se faire publier faisait circuler justement un samizdat auprès d'un groupe limité de personnes ; maintenant n'importe qui, s'il le souhaite, peut mettre un roman en ligne. Cela constitue un grand acte de liberté : cela décharge surtout les maisons d'édition d'un tas de manuscrits inutiles, et peut permettre à un éditeur intelligent qui regarde ce qu'il y a sur le Web d'y découvrir peut-être un nouveau talent. Mais, dans ce cas aussi, mettez-vous à la place du garçon de quatorze ans qui va lire tous ces samizdat. La fonction d'orientation de la critique cesse. Quand j'étais au lycée, j'achetais La Fiera Letteraria, une revue culturelle de l'époque où il y avait une rubrique à laquelle les gens envoyaient leurs poésies. Un critique les analysait, disant : « Celle-ci est bonne », « Celle-là est mauvaise », etc. On peut dire tout ce qu'on veut de ce critique, mais il m'a transmis le goût de la discrimination ; son goût est peut-être dépassé aujourd'hui, mais il m'a enseigné que certains vers étaient jugés plus beaux que d'autres pour certaines raisons, que certains étaient de la pacotille, des choses éculées qui circulaient partout. En somme, ce filtre créé par une revue m'a donné le goût de la poésie.
G. O. : Qui filtre le goût littéraire sur le Web ?
U. E. : C'est un énorme problème. Il pourrait révolutionner notre goût littéraire. Par exemple, instaurer le « anything goes » [tout ce qui vient est bon à prendre] dans le champ du goût : Homère n'aurait pas plus de talent que Jules Tartempion. Non : chacun prend ce qui lui plaît. Ce pourrait être une telle révolution du goût que nous ne sommes pas capables d'en entrapercevoir les conséquences. Du point de vue de notre tradition culturelle, ce serait quelque chose d'extrêmement dangereux. Mais nous pourrions raisonner autrement : les filtres du goût en littérature concernaient 0,5 % de la population. Si aujourd'hui 70 % de la population naviguant sur le Net apprécie une poésie ou un récit rencontrés au hasard, nous pouvons dire que ces gens jusque-là exclus de la dégustation du produit littéraire ont pu finalement entrer en contact avec l'une ou l'autre forme de l'expression littéraire. Encore une fois, ce sera certainement une révolution. Une révolution qui pourrait être tempérée dans le sens où quelqu'un qui s'éduque au hasard sur le Net et dévore n'importe quoi, à partir du moment où il entrera à l'université ou commencera à travailler, retrouvera fatalement des paramètres et évaluera ses propres excès précédents ; mais tout ceci n'est que pure prophétie.
G. O. : À propos de ce « anything goes » dont vous dites que l'écran lui-même en est une représentation : c'est l'unique moyen par lequel nous arrivent les journaux, la publicité, les textes que nous désignons traditionnellement sous le vocable « livres ». Qu'est-ce qui distingue encore un livre d'une autre forme quelconque de communication qui circule ?
U. E. : Selon moi, ce sont avant tout les mécanismes psychologiques de l'attention. L'espèce humaine s'est habituée à un certain type d'attention qui implique de feuilleter les pages, et de s'y arrêter intentionnellement. La lecture sur écran est fatalement différente, plus rapide, on s'y déplace avec plus de vélocité. Je vous donne un exemple : il y a encore une énorme différence entre corriger des épreuves imprimées sur papier et corriger le texte sur l'écran. Il restera toujours plus d'erreurs sur l'écran que sur le papier imprimé parce qu'on fixe différemment son attention sur une ligne. Néanmoins, de nouvelles générations avec un mécanisme d'attention adapté à l'écran sont en train d'apparaître. Mais, dans le fond, si nous prenons aujourd'hui un manuscrit du Moyen Âge, nous ne réussirons pas à le lire, alors qu'au temps de Gutenberg les gens se lamentaient parce qu'ils ne réussissaient pas à lire correctement une page imprimée : ils lisaient mieux le manuscrit ! Par conséquent les mécanismes peuvent changer, mais, même s'ils changent, ces différents types d'attention continueront selon moi à exister.
G. O. : Donc le fait que quelque chose soit un journal, par rapport à un portail ou à un livre, même si le support est identique, dépend de la quantité d'attention qu'il réussit à capter de la part de l'usager ?
U. E. : Il est certain que si je veux savoir quel temps il fait à Amsterdam, l'écran de l'ordinateur me donne une information plus que suffisante et peut-être aussi plus évidente et convaincante que celle que me donne le journal, où je dois aller la chercher sur la dernière page ; si, en revanche, je veux lire la Divine Comédie... Je vous donne un exemple (mais je suis encore un représentant des générations d'avant l'ordinateur) : j'ai toute la Divine Comédie sur mon ordinateur. Si je dois écrire un essai dans lequel je cite trois tercets de la Divine Comédie, je vais les prendre sur l'ordinateur parce que cela m'évite la fatigue de les recopier. Si j'ai à consulter la Divine Comédie, je trouve plus commode de prendre le volume parce que je me rappelle la disposition des pages, etc., mais je ne peux pas exclure qu'une génération ultérieure trouvera plus poétique de lire la Divine Comédie sur écran. Cela les regarde. Pour moi ce sera difficile : je l'utilise sur l'écran mais je retourne au livre. Mais je voudrais dire une chose : il n'est jamais arrivé dans l'histoire de l'humanité que l'introduction d'un moyen technologique ait supprimé tous les usages du moyen précédent. Tout comme la roue n'a pas complètement remplacé la glissière, la photographie n'a pas ruiné la peinture, elle l'a éventuellement orientée vers d'autres directions ; toutes les statistiques montrent que là où il y a une ample consommation de télévision, il y a aussi une plus grande consommation de journaux. Selon moi, l'augmentation des informations, même sur l'écran, n'aura pas d'incidence sur l'utilisation du livre mais, au contraire, la développera : il est faux de dire que celui qui regarde trop la télévision ne lit plus de journaux. La preuve en est que dans cette décennie de l'Internet, des mégalibrairies fréquentées en grande partie par les jeunes se sont multipliées dans toutes les villes. Quant au livre électronique, c'est une autre histoire. Pour le moment il n'a pas percé et par conséquent il faut voir ce qui arrivera. Je n'ai rien contre le fait que le livre électronique puisse très bien se substituer au livre, même si par habitude je préfère le livre ; ceci en ce qui concerne les mécanismes de lecture ; ensuite viennent les raisons affectives, esthétiques, tactiles qui me font feuilleter le beau papier d'un livre, même si on peut estimer que dans trois générations la chose sera différente.
G. O. : Si vous deviez décrire à vos étudiants du DEA en Édition comment vous voyez une maison d'édition, disons dans dix ans... Qu'est-ce qui disparaît ? Le papier disparaît physiquement ? Qu'est-ce qu'un éditeur a sur son bureau ? Pouvons-nous imaginer que des auteurs se mettent d'accord directement avec les fabricants de livres électroniques et n'ont plus recours aux éditeurs ?
U. E. : J'ai bien compris votre question mais je me refuse à y répondre. Il n'y a pas plus de cinq ou six ans, quand nous avons commencé à mettre l'Encyclomedia sur cédérom, j'ai emmené ceux qui étaient sur le projet (c'était alors une initiative interne à Olivetti) chez un grand éditeur italien : nous lui avons montré la chose en lui demandant s'il voulait y participer et il a dit, premièrement que le cédérom n'avait aucun avenir, ensuite que, au cas où il en aurait un, la formule gagnante n'était pas le cédérom mais quelque chose qui existait alors chez Philips et sur quoi il voulait miser. Aujourd'hui, ce grand éditeur produit des cédéroms à la chaîne. Par conséquent, si, il y a cinq ans, un grand éditeur, avec des intérêts je ne dis pas culturels évidemment mais, au moins, commerciaux, n'était pas capable d'entrevoir le développement d'une nouvelle technologie, comment pourrions-nous réussir ici à faire des prévisions exactes pour le futur ? Naturellement nous sommes en train de faire un DEA en Édition papier et multimédia parce que les maisons d'édition deviendront toujours plus productrices soit de matériel papier soit de matériel multimédia. Lequel des deux prévaudra, je ne peux pas vous le dire.
G. O. : Que pensez-vous du problème du copyright ? Il y a des « types de propriété intellectuelle » pour lesquels faire payer l'accès aujourd'hui, avec la quantité d'informations qui circulent, semble impensable...
U. E. : Écoutez, le problème du copyright, pour voir large, remonte à quatre siècles, quand a commencé à apparaître, pour les livres du XVIIe siècle, le privilège du roi, déclaration qui défendait en quelque sorte les droits du livre particulier. Ceci n'a pas empêché, pendant tout le XVIIe et le XVIIIe siècles, la publication de livres qui venaient d'Adelphia ou de toute autre cité au nom inexistant ; ils reprenaient tranquillement un livre publié à Paris ou à Amsterdam et ils en faisaient une autre édition... Supplice et délice pour les collectionneurs parce qu'il est parfois extrêmement difficile de distinguer la première édition originale de la première édition pirate : il faut aller voir les divergences d'impression. En somme, la propriété intellectuelle est un fait relativement récent. De la même façon qu'elle n'existait pas auparavant, peut-être se pourrait-il qu'elle n'existe pas dans le futur ou qu'elle prenne d'autres formes. Je suis un auteur, je reçois de l'argent de mes droits d'auteur, mais quand j'ai su qu'on avait produit une édition pirate de mes livres à Cuba et même en Allemagne ou en Chine, alors que mon éditeur était fou de rage, moi je n'étais pas tellement mécontent : ça me convient parfaitement que mon oeuvre circule. Peut-être cela me créerait-il des problèmes s'il arrivait qu'un jour je ne touche plus un centime pour un livre que j'ai écrit. Mais, comme vous le voyez, ces problèmes sont facilement dépassés. Par exemple, de même qu'à une époque les écrivains étaient sponsorisés par leur Seigneur, aujourd'hui ils pourraient être sponsorisés par la publicité. Cela constituerait une grande perte de liberté, parce que le droit d'auteur a représenté un élément de liberté pour l'écrivain, qui n'avait plus à rendre compte au mécène mais à un public indifférencié qui l'achetait ou ne l'achetait pas ; perdre ce droit d'auteur pourrait par conséquent représenter une forme dangereuse de perte de liberté parce que si on n'est plus rémunéré par les droits, alors il faut l'être par Berlusconi ou le Vatican ou le parti démocrate de la gauche ou Coca-Cola. C'est certainement un gros problème. Là aussi les solutions devraient être juridiques et il faut les trouver d'une façon ou d'une autre. Ce que je veux souligner ici c'est que le système de protection de la propriété intellectuelle pourrait être amené à changer, bien qu'il ait représenté un accroissement de démocratie et de liberté, et que le perdre pourrait constituer un sérieux danger.
G. O. : La protection de la liberté intellectuelle est certes différente selon les types de textes. Lors de son intervention dans ce colloque, Stevan Harnad soutient qu'il y a une différence fondamentale entre les publications scientifiques pour lesquelles l'auteur recherche le maximum de diffusion mais pas de gain en termes de droits, et d'autres types de publication auxquelles l'accès est et restera le paiement.
U. E. : Un texte d'étude devrait déjà être rétribué soit par un salaire universitaire soit par des fonds venant de la recherche, par conséquent il devrait être rendu public. Un livre de caractère scientifique, même s'il a un certain succès, n'enrichit pas son auteur. Le problème est plutôt celui de la propriété dite « littéraire ».
G. O. : Les deux choses sont donc séparées ?
U. E. : Absolument. Et je pense que, quand bien même on trouverait immédiatement sur Internet le dernier prix Goncourt gratuit, il y aurait néanmoins une fraction de la population qui, pour pouvoir compléter une collection ou bien lire dans le train, continuerait à préférer la forme papier, et de cette façon les choses s'équilibreraient. Je veux dire que quelqu'un (moi personnellement je ne le ferais jamais) pourrait lire quatre cents pages sur écran - chose qui me paraît assez difficile, parce que cela voudrait dire rester assis pendant des heures et endommager gravement ses cervicales... Daniele Barbieri dit que cela pourrait changer parce qu'il pourrait y avoir dans chaque pièce de la maison de grands systèmes de projection qui permettraient de lire un roman même en étant dans sa baignoire, mais qu'est-ce qu'il arriverait ? Si le roman ne me plaît pas, je l'efface, mais qu'est-ce que je fais s'il me plaît beaucoup ? Si je l'imprime, j'obtiens un objet qui me tombe des mains, inutilisable, par conséquent je vais aller acheter un exemplaire papier pour le mettre dans ma bibliothèque. Cela peut donc vouloir dire que certains auteurs à très fort tirage perdraient quelque chose en termes de droit, mais là encore il arrivera probablement que l'exemplaire papier au lieu de coûter dix euros en coûtera vingt et que ce que l'auteur perdra avec la lecture en ligne il le regagnera auprès du public, des fidèles... Remarquez que c'est déjà ce qui se passe aujourd'hui : un grand éditeur américain fait relier un livre, le met en vente pendant deux ou trois mois puis l'édite en poche deux ou trois mois plus tard, sans cesser pour autant de publier l'édition reliée parce que, pendant que les jeunes, ou ceux qui veulent lire le livre puis le jeter, l'achètent dans l'édition de poche, il y a encore une énorme partie du public qui préfère une bonne édition lisible et est disposée à payer plus pour l'acquérir. Dans le fond c'est déjà comme ça - excusez-moi si je raisonne en auteur : quand mon livre sort en poche, je touche très peu de droits, les droits vous les avez touchés sur les exemplaires reliés ; sur les poches je n'en touche que si j'atteins des tirages phénoménaux. En fait, aujourd'hui déjà, un auteur est soumis à une sorte de contrat du genre : « Si vous voulez que nous soyons des milliers à vous lire, résignez-vous à ne toucher que des droits très faibles. »
G. O. : Toujours à propos de la diversité des supports disponibles : une possibilité technique qui a été avancée à un certain moment et qui est aujourd'hui davantage controversée est celle des machines à imprimer à la demande. C'est pourtant une possibilité que Jason Epstein a encore soutenue lors de son intervention dans ce colloque comme pouvant être envisagée pour certaines catégories de livres. Qu'en pensez-vous ?
U. E. : J'y crois énormément. Quand Geoffrey Numberg m'a parlé la première fois, il y a à peu près dix ans de cela, de ce projet de Xerox à Stanford, j'ai immédiatement entrevu les grandes possibilités de cette machine. À l'époque c'était seulement une question d'argent parce qu'une machine comme ça coûtait très cher et que la possibilité de recevoir du matériel en ligne n'existait pas encore. Qu'arriverait-il ? D'abord un livre « imprimé à la demande » est un vrai livre, la différence est qu'au lieu de sortir de chez le typographe il sort d'une machine ; ensuite il peut être d'un usage très convivial parce que, si j'ai des problèmes de vue, je peux demander qu'on l'imprime dans un corps plus gros ou plus petit ; ensuite il permet de récupérer un livre épuisé ; actuellement si l'on veut un livre, même un très bon livre, mais qui a été publié il y a trente ans, on peut s'entendre dire qu'il est épuisé : l'éditeur ne le publie plus parce qu'il n'en vendrait que cinq cents exemplaires, ce qui ne l'arrange pas ; de plus, à cause d'une loi insensée, dans beaucoup de pays le stock est taxé, ce qui fait que si un éditeur a un stock de mille livres au prix catalogue de un euro, il est taxé pour mille euros alors qu'en fait cet argent, il ne l'a pas gagné, il l'a perdu. Libérer les éditeurs du poids des stocks les rendrait beaucoup plus courageux, même pour publier des oeuvres nouvelles et d'avant-garde, parce qu'ils sauraient qu'ils ne devraient pas engager des capitaux énormes pour les imprimer. En somme, il y a d'infinies raisons pour lesquelles l'impression à la demande pourrait être culturellement et économiquement très positive, et d'ailleurs, bien que j'ai déjà dit que je ne voulais pas faire de prévision, si je devais me lancer dans la science-fiction, j'imaginerais bien la librairie du futur avec seulement, comme dans certains lieux de vente de vidéocassettes pornographiques, des cassettes factices qui n'auraient que leur couverture et dont on pourrait demander l'impression... Ceci est peut-être exagéré parce que le plaisir de la librairie réside encore dans le fait de feuilleter, de flairer les livres, mais il pourrait suffire de quelques exemplaires pilotes dans la librairie - même ceux imprimés à la demande, sans passage chez un typographe -, pour qu'ensuite, en cinq minutes, le client puisse avoir le livre. Ma prévision est que le dernier livre de Stephen King sera probablement imprimé parce qu'il se vendra comme des petits pains, tandis que si quelqu'un voulait lire Thérèse Desqueyroux de Mauriac qui est peut-être épuisé, il pourrait se le faire imprimer.
G. O. : Dan Sperber, lors de son intervention dans ce colloque, prévoit une société alphabétisée qui n'écrit plus, ou plutôt dans laquelle la compétence corporelle de l'écriture a été remplacée par la dictée à une machine.
U. E. : C'est tout à fait possible parce que c'est déjà en train d'arriver avec les tables de multiplication : notre génération sait encore que six multiplié par huit fait quarante-huit ; les nouvelles générations qui utilisent une calculatrice perdront la capacité de calculer. Il y a une magnifique nouvelle de science-fiction de Isaac Asimov qui date de cinquante ans et qui raconte comment, dans une situation de guerre froide extrêmement tendue, à la suite d'un grand black-out de tous les ordinateurs, le Pentagone déniche dans l'Oklahoma l'unique individu qui a encore en mémoire les tables de multiplication, et il le fait prisonnier parce qu'il est la seule personne dont il dispose qui est encore capable de calculer. De la même façon, nous pourrions perdre la capacité d'écrire, qui serait réservée aux artistes. Cependant, dans notre époque de mécanisation, il y a encore beaucoup de jeunes qui apprennent les savoir-faire manuels. Donc l'écriture ne se perdra pas, mais sera réservée à une petite quantité d'individus. À ce point, comme l'écriture est un exercice pédagogique, l'école pourrait intervenir pour développer le goût « sportif » de l'écriture : on n'écrirait plus parce qu'on doit prendre des notes, on écrirait pour gagner un concours de calligraphie ou d'écriture rapide, de la même façon qu'on ne court plus pour aller d'un endroit à un autre, puisqu'il y a l'automobile, mais parce qu'on fait des exercices sportifs. Ceci pourrait être une tâche importante pour l'école du futur. Un dernier point : les Français m'ennuient parfois avec leurs principes de bonne éducation qui, de mon temps, étaient fondamentaux et qui font qu'une lettre privée s'écrit à la main, si bien que je ne comprends jamais ce qu'on m'écrit. Mais il pourrait arriver que les amoureux se lassent des messages sur téléphone mobile et retrouvent le goût de l'écriture personnalisée à la main, en tant que marque d'amour, de la même façon que nous pourrions arriver à une société dans laquelle les femmes pourraient concevoir par des moyens chimiques et les gens n'en perdraient pas pour autant l'habitude de faire l'amour parce que, tout bien considéré, c'est plutôt divertissant.
G. O. : Je voudrais vous demander encore un commentaire sur le futur des bibliothèques qui a été longuement débattu dans le colloque. A-t-on encore besoin de bibliothèques, d'archives, de la mémoire d'une culture ?
U. E. : Le problème du futur des bibliothèques est double. Le point discriminant se situe au milieu du XIXe siècle quand on a arrêté d'imprimer sur du papier de chiffons et qu'on a commencé à imprimer sur du papier fait à partir de pâte de bois. Ce papier a une durée de vie maximale de soixante-dix ans. Mais quand on voit maintenant certains livres français qui datent de cinquante ans, ils risquent de tomber en poussière avant même qu'on ne les prenne en main. Le premier problème est que, comme la majeure partie du matériel publié depuis 1850 est vouée au délabrement, il faut des moyens pour empêcher ce délabrement et il y a énormément d'organismes internationaux qui étudient le problème. L'autre problème est qu'il faut scanner tout ce matériel pour qu'il soit mis sur support électronique, par conséquent il est probable que celui qui veut consulter Le Figaro du 5 mai 1921 ne le trouvera plus bientôt qu'en ligne. Quelques collectionneurs de journaux anciens peuvent chercher à acheter l'exemplaire original pour le mettre sous plastique, de façon à ne pas trop le toucher sous peine de le voir tomber en poussière. Il y a naturellement le problème de comment rendre éternel le support électronique tout en le renouvelant constamment. C'est un problème immense mais on devrait y arriver. Pour tout ce qui concerne le livre ancien, la bibliothèque est comme une galerie d'art : on ne remplace pas la Galerie des Offices par un bon cédérom qui la fait visiter, et qui est très utile par ailleurs ; reste l'envie d'aller voir l'original, on veut aller toucher le livre ancien, voir la reliure, et en ce sens les grandes bibliothèques historiques devraient subsister. Que devient la bibliothèque de prêt pour étudiants, celle où ils peuvent trouver les livres au programme, etc. ? Je ne sais pas répondre à cela. Certainement les nouveaux livres de textes, une fois réglés les problèmes de droits, pourraient être mis en ligne, ce qui résoudrait le problème des vols, des livres déjà empruntés, etc. Cela pourrait accroître la solitude parce que la bibliothèque est aussi un lieu de rencontres, mais probablement les bibliothèques universitaires pourraient devenir aussi de vastes espaces avec de nombreux écrans où les gens viendraient lire pendant un certain temps et continueraient à bavarder avec les autres le reste du temps. Je pense que, pour le moment, le besoin de la mémoire papier subsistera ; par conséquent, de la même façon que subsisteront les bibliothèques de prêt, la Bibliothèque du Congrès subsistera, avec les livres imprimés et les revues. Mais reste aussi le problème de l'espace physique des archives, par exemple pour les périodiques et les journaux qui, il fut un temps, avaient quatre pages et en ont maintenant cent. Il peut arriver aussi que les collections annuelles originales des journaux soient réservées aux seuls collectionneurs, même si c'est une forme de mémoire et de conservation. Il y a deux mois j'ai acheté au prix fort toute la collection de Lacerba, la revue de Papini, et c'est très émouvant de la voir devant soi ; même si un jour je la mets en ligne, c'est très beau pour moi d'avoir le document historique ; en ce sens je collabore moi aussi à la conservation sociale de la mémoire.
G. O. : Une dernière chose : que devient « l'original » du texte écrit ?
U. E. : À ce point l'idée de l'original disparaît certainement. Si je vais chercher les originaux de mes textes je ne les retrouve plus, sauf si je les ai imprimés dès le départ, parce qu'il m'arrive de les corriger chaque semaine sur l'ordinateur. Mais ce n'est pas tellement le problème. Admettons que vous écriviez le chef-d'oeuvre philosophique de votre vie, même si vous en avez perdu l'original, il y aura toujours la dernière édition. On ne pourra pas bien faire le distinguo psychologique de votre évolution mentale mais si vous avez fourni une contribution intéressante, c'est déjà bien comme ça. Le problème ce sont les altérations que je peux faire, moi, sur les textes des autres. Supposons que je décharge sur mon ordinateur La Critique de la Raison Pure, que je commence à l'étudier, et que j'écrive tous mes commentaires entre les lignes, ou bien je suis doué d'un fort esprit philologique et je peux reconnaître mes commentaires, ou bien, trois années plus tard, je ne saurai plus ce qui est de moi et ce qui est de Kant. Nous serions comme ces copistes du Moyen Âge qui corrigeaient automatiquement le texte qu'ils copiaient parce que cela leur semblait normal, d'où le risque que l'esprit philologique s'en aille en eau de boudin. Mais, là aussi, le risque pour le jeune étudiant est qu'il ne s'aperçoive plus qu'il a manipulé le texte. Les milieux scientifiques et universitaires resteraient les garants de cette vigilance philologique. Ou plutôt : des éditions critiques de Kant continueraient à sortir dans lesquelles on serait sûr que le texte est le bon. Dans tous les cas, les originaux ne sont pas intéressants, sinon pour des raisons affectives, à moins de devenir un auteur célébrissime : dans ce cas une université américaine demandera à acheter tous vos manuscrits. Je vais vous raconter l'histoire d'un écrivain italien qui est disparu aujourd'hui, qui n'était même pas parmi les écrivains les plus célèbres, mais qui avait une bonne réputation. Un beau jour, une grande université américaine lui demande d'acquérir le manuscrit original d'un de ses romans pour la somme de cinq mille dollars de l'époque, or il n'avait plus le manuscrit original. Alors il a fait taper tout le livre imprimé à la machine, puis avec un feutre il a raturé plusieurs lignes et avec un autre il a réécrit sur ce qui était dessous et avait été effacé. Et ceci constitue officiellement le manuscrit original de l'auteur, alors que ça ne l'est pas... Vous voyez comment, même sans Internet, il peut se produire de graves erreurs philologiques !
Un entretien avec
Gloria Origgi
Traduction d'Anne-Marie Varigault
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